
Fantasmes français en RDA
Fantasmes français en RDA retrace l’enquête que j’ai menée entre 2018 et 2023 auprès d’une quinzaine de professeurs de français de l’ex-RDA et raconte l’histoire du regard porté par des Allemands de l’Est francophiles, tiraillés entre idéal, endoctrinement, surveillance par la Stasi et escapisme, sur les communistes français qui leur rendaient visite en RDA, et qui étaient, eux, charmés par le socialisme. Il s’agit de quinze portraits croisés de fonctionnaires de RDA, ballottés entre plusieurs fidélités, car ils et elles avaient choisi d’étudier et d’enseigner le français, langue de l’étranger capitaliste, dans un pays où on interdisait à la majorité de la population, non seulement de se rendre en France, mais aussi de faire l’apologie de la culture française. C’est enfin une réflexion sur la manière dont enseigner une langue et une culture véhicule une idéologie (je suis auteure de manuels de français pour l’Allemagne réunifiée, ils ont enseigné avec des manuels destinés à former «l’homme socialiste nouveau» et à «vendre la RDA» aux Français).
Heinz, Gumpelstadt, 1950
L’oreille collée au poste, Heinz se sent bien. Il ronronne comme un gros chat, tourne le bouton. Le son devient plus clair, il y a des voix, plus loin de la musique, plus loin encore une langue inconnue. C’est elle qui le berce. Ses yeux pâles immobiles ne fixent rien, mais derrière son grand front, des paysages défilent.
On est en 1950, la jeune République de RDA a tout juste un an, Heinz en a 17, et sa cécité a six mois environ. Mal voyant depuis qu’une rougeole l’a privé de l’usage de son œil droit à l’âge de trois ans, il venait de commencer une formation d’apprenti relieur dans un foyer de l’Église protestante près d’Eisenach lorsqu’il a été pris dans le feu croisé d’une bataille de boules de neige que se livraient les apprentis. Un projectile glacé a frappé son œil valide et le monde autour de lui est devenu noir. C’est à peine s’il distingue encore quelques formes. À cause d’un décollement de la rétine, il vient de perdre son deuxième œil.
Les médecins chez lesquels ses parents, catastrophés, l’emmènent sont impuissants. On leur dit qu’aux États-Unis, on opère déjà cette maladie, mais l’Amérique est loin et ce qui la sépare d’Eisenach est plus qu’un océan.
Heinz doit s’accommoder du peu de vue qui lui reste. Il ne peut plus devenir relieur. Il rentre chez ses parents qui habitent à Gumpelstadt, petit village de mille habitants situé en Thuringe et sombre dans une profonde dépression. Les jours passent. Il reste sur son lit ou aux côtés de sa mère. Ou l’oreille collée au poste de radio.
Dans la maison de retraite de Leipzig où Heinz me reçoit quelques 70 ans plus tard, il insiste beaucoup sur la taille de ce poste qui était « très grand, même pour l’époque ». Est-ce parce que la radio vient effectivement d’une autre époque, parce qu’il s’agit sans doute d’un poste de l’avant-guerre, celui où son père, national-socialiste convaincu, écoutait les discours du Führer, celui où, cinq ans avant le tragique accident avec la boule de neige, ses parents et lui avaient appris la défaite sans condition de l’Allemagne ? Ou est-ce que Heinz mentionne seulement cette grande taille du poste de radio parce qu’elle est pour lui tout ce qui subsiste d’un monde qui s’est dérobé ? Ou encore parce qu’elle lui ouvre au contraire un monde inconnu, nouveau, bien plus grand que celui qu’il espérait quand il voulait devenir relieur ?
J’imagine Heinz, au fin fond de son village de Thuringe, blotti contre cette radio qui est aussi un meuble. Il tourne le bouton. Il s’évade.
Comment sait-il que ce sur quoi il tombe est du français ? « Je ne peux pas expliquer l’attirance que cela exerçait sur moi. Je pouvais écouter de longues minutes, j’avais l’impression de comprendre, je me disais “voilà LA langue que tu devrais connaître ” ». Prémonition ou construction a posteriori qui donne sens à sa quête ? Toujours est-il que la narration fait du poste de radio un radeau et de la langue française une île lointaine et désirable. Heinz est encore loin de se douter de toutes les perspectives nouvelles que cet engouement apportera à sa vie. Mais quelque chose naît là, un espoir et un but qui ne le quitteront plus.