Judith

Littérature

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Judith

Situé dans le Berlin alternatif des années 2000 où les squatteurs à la recherche de formes de vie alternative côtoient aussi bien les habitants de l’ex-RDA assistant impuissants à la disparition de leur univers, que les promoteurs immobiliers aux dents longues, le roman Judith parle, comme l’histoire biblique qui lui sert de référent, de la lutte pour un territoire assiégé, de l’utilisation du corps comme arme et de la compromission de l’espion avec son ennemi. Le roman, entrecoupé de flashs sur des peintres qui à différentes époques se sont emparés du mythe pour donner corps à ce qui les préoccupait, est surtout un roman sur les raisons de l’engagement et la façon dont le passage à l’acte transforme ces raisons.

Séverine
Comme d’autres l’âme sœur, j’ai trouvé la cause de ma vie dans une petite annonce.
En remontant la Karl-Marx-Allee, au fur et à mesure que je me rapprochais de ce que tous les journaux berlinois fêtaient comme le nouveau centre de la rupture branchée, je me disais que la touche était meilleure, que c’était un coup de chance, je voulais entrer dans le Kiez, avoir aussi mon squat à moi, mes espérances de cuisine à trente-cinq, de soupe populaire, de plenum où l’on se dispute à propos de la sono et de qui fera la vaisselle. Je voulais arriver à la maison et rencontrer plein de gens dans l’escalier, vivre un rush vers l’Est bis, le mien, en 2000. Parce qu’à l’époque du tournant et de la première vague de squatters, au début des années 90, je n’étais pas informée, trop sage, je n’aurais jamais osé. Mais à l’heure des légalisations et des remises en état sponsorisées par le Sénat, c’était autre chose, à trente et un ans et avec un poste, cela pouvait même devenir un acte exemplaire, peut-être une façon, pour moi qui ne l’avait jamais connue, de prouver à tous ceux qui m’en avaient tenue éloignée que la bohème ne passait pas comme un mal de dents.

Bakst
Boulevard Malesherbes, 1909. Bakst a préparé sa palette de couleurs. L’harmonie est parfaite: on ne voit rien de ce qui dérange. Le rose éblouit le rouge, le jaune fait peur au vert, mais la morsure est abstraite et rien ne coule, ni ne dépasse des petits carrés.
Il range son matériel, aligne les pinceaux de sorte que les bouts des manches forment une droite tandis que les poils d’un plus petit, chaque fois, viennent chatouiller le cou du voisin plus grand en une rencontre qui n’a rien de fortuit.
Bakst est content. Il est le maître de désirs qu’il n’a pas l’intention d’assouvir. Arrêt sur la tension entre l’avant et l’après. C’est là un des sujets favoris de Bakst. L’envie et le remords, l’impudeur et la honte, leur conflit insoluble lui procure de grandes joies, bien que cela fasse un moment qu’il les ait mariés, il n’a cure d’une action qui les sépare.
Bakst s’essuie les mains et vérifie le poli de ses ongles. Il pense à cette juive dont on lui demande d’illustrer l’apothéose tissée de deuil. Peut-être n’aurait-il pas dû accepter de ne faire que le deuxième acte. Au lieu de diviser l’opéra en son milieu, il aurait fallu prendre le collier des événements, tirer d’un coup sec sur la ficelle qui maintient la chronologie, et regarder les émotions s’entrechoquer comme les perles d’un bijou qui vient de rompre. Que le regret soit déjà dans la décision et la nostalgie de l’acte dans la gloire frelatée du retour. Un tragique sans dénouement. Judith défaite par les siens à l’aller et victime d’elle-même au retour.

 

Artémisia
Artémisia tend la toile. Elle aime le contact sensuel avec la matière, les petits clous qui griffent ses doigts, elle palpe toujours leur pointe coupante avant d’en percer la toile d’un coup sec et de les catapulter à l’intérieur, à l’aide d’un gros maillet. La résolution d’Artémisia croît avec l’avancée des préparatifs.
Elle atteint le carré blanc à mi-distance. Le pinceau se lève, scrutant ses souvenirs. Ce qu’il reproduit est une lutte. Des bras et des jambes emmêlés desquels rien ne dépasse. Tu le veux, je sais que tu le veux aussi fort que moi. Cette fable des désirs jumeaux! C’est elle, entre autres, qu’il s’agit de pulvériser. Non, je ne l’ai pas voulu! Il faut crier pour qu’il y ait une victime, et aussi, à nouveau, un bourreau.